Un hydravion Goliath sur son chariot
carte postale, éd. CIM
Dépêche de Brest du 23 mars 1935
Six heures du matin. Une aube froide
et brumeuse sur le plateau de Roscanvel. Un brouillard épais s'accroche
aux pins qui couronnent le fort des Capucins. Un brouillard pareil à celui qui
causa la terrible catastrophe dont nous
donnions, hier matin, dans notre dernière édition, une exacte version.
Dans la nuit frémissante, quelques
flammes, comme d'étranges feux follets, auréolent encore la lande, à cent
mètres à peine du camp : c'est là que
s'est écrasé le Goliath, grand oiseau
dont les ailes ont vingt-six mètres d'envergure. La grande carcasse finit de se
consumer et, à notre arrivée, nous apprenons que le corps de la sixième victime gît encore sous les tragiques décombres.
Lamentable spectacle
Rien ne saurait être plus lamentable
que le spectacle de cet avion détruit.
Sur près de cent mètres, les débris sont
éparpillés, tordus et noircis par le feu.
Sur le sol même, toutes les phases
de ce drame, qui se déroula en deux ou
trois secondes, sont inscrites.
Dans la prairie, que l'appareil aborda
en premier lieu, le flotteur droit et
l'aile droite ont creusé un sillon. Des
morceaux de bois sont fichés profondément en terre.
Puis, une dizaine de mètres plus loin,
un talus, haut d'un mètre cinquante et
large de deux mètres, est largement
éventré. Presque rasé au passage du
bolide. Ça et là, des débris d'hélices
sont plantés dans la terre, fraîchement
retournée. Très certainement, les moteurs tournaient encore à l'instant de la
catastrophe.
L'appareil dut alors faire un bond
fantastique dans un éclaboussement de
terre et de pierraille.
Les deux énormes flotteurs gisent
éventrés sur le sol dans un sens opposé
l'un à l'autre. Enfin, après avoir franchi
un sillon de lande, la partie principale
de l'appareil s'est écrasée après avoir
accompli un véritable looping. La queue
et les gouvernails sont les plus éloignés
du point de chute initial, alors que les
deux moteurs sont tournés dans un sens
opposé à celui de la marche.
La carlingue et tout ce qui s'y trouvait enfermé, ne forment plus qu'un
inextricable enchevêtrement de fils de
fer, de tubes et de plaques à demi
fondues.
À des points très éloignés du lieu
même de la catastrophe, on retrouve de
lamentables débris : bottes à demi consumées, casques, gants de cuir, débris
de vêtements, instruments de navigation, poste de T. S. F., etc.
Les pignons des deux hélices flambent
maintenant sous la brise qui fraîchit.
Ça et là, des foyers se réveillent.
Autour de ces tristes débris, des marins veillent. Presque tous ont passé la
nuit entière sur place, dans l'espoir de
pouvoir atteindre enfin le dernier corps
demeuré enfoui sous le brasier.

Une gerbe de feu
Nous avons donné, hier, le premier
récit d'un témoin occulaire de l'accident.
Il devait, dès le début de notre enquête
sur place, se trouver confirmé par plusieurs autres déclarations.
Voici, en substance, ce qui nous fut
déclaré :
— L'avion venait de franchir la sortie du goulet. À très basse altitude, il
avait abordé la côte et survolait le
camp des Capucins. Puis, tout paraissant fonctionner normalement à bord,
il poursuivit sa route en direction de
Roscanvel, survolant le village de Men-Caer.
« L'appareil amorça alors un large
virage, comme pour retourner dans la
direction d'où il venait. Brusquement,
un brouillard extrêmement épais lui
avait caché la terre. A quelques mètres
à peine, il survola les toits des dernières
fermes du village de Kerguinou.
« Le virage n'était pas absolument
terminé et l'avion était encore penché
sur l'aile droite, lorsqu'il heurta le sol.
« Presqu'aussitôt il prit feu. Une explosion se produisit, puis une énorme
flamme de plus de dix mètres de hauteur jaillit vers le ciel. 1.500 litres d'essence s'embrasaient. Le choc final fut
épouvantable et put être entendu de
très loin.»
Comme nous le disions hier, les
secours — qui, hélas, ne pouvaient être
que vains — s'organisèrent immédiatement.
Les vingt marins qui occupent les
baraquements s'élancèrent vers le lieu
du sinistre, où bientôt arrivaient des
cultivateurs des villages voisins.
Le premier-maître Cadiou organisait
la lutte contre l'incendie qui, dans les
landes menaçait de prendre d'inquiétantes proportions. Parmi les sauveteurs
bénévoles, accourus sur place, on remarquait notamment MM. Le Gall, Gervèse,
Le Moign, Le Mérour, etc. Tous les
extincteurs placés dans le camp furent
employés. On lança de la terre sur les
flammes.
On apercevait alors, sous le bûcher,
plusieurs corps inertes que le feu dévorait mais qu'il était impossible d'approcher. Enfin, on le sait, cinq des victimes
purent être arrachées aux décombres et
placées dans le premier baraquement
avant leur transfert à Brest, par la voie
de mer.
En cette occasion, tous les hommes du
camp des Capucins firent preuve d'un
esprit d'initiative et d'un dévouement
remarquables. Citons parmi eux, le
quartier-maître infirmier Cariou, le matelot mécanicien Quémar, le matelot
canonnier Bourhis, le matelot conducteur Hicher, etc.
Toute la petite garnison se prodigua
sans compter pour tenter de porter secours aux malheureux aviateurs.
Quelques personnes crurent avoir
remarqué une traînée de flammes alors
que l'appareil se trouvait encore en vol.
Cependant ce fait paraît devoir être
démenti par l'enquête.
La sixième victime
Depuis déjà deux heures nous étions
sur les lieux de la catastrophe, lorsque, vers 8 heures, sous les restes de
la carlingue et des réservoirs à essence, on découvrit le corps de la dernière victime, le quartier-maître mécanicien
Toquer.
Les marins mirent à jour le corps,
qui était plus qu'à demi consumé et
assez profondément enfoncé dans le
sol. Il fallut d'infinies précautions pour
l'extraire de sa gangue dë terre et le
déposer dans un suaire de toile.
C'est grâce à quelques papiers qui
avaient été en partie protégés par les
vêtements que le corps put être identifié.
Suprême hommage
La dépouille du quartier-maître Toquer fut transportée dans une chambre
et aussitôt l'officier principal des équipages Jaouen, qui commande les forts
du secteur et dirigeait les opérations,
fit mettre en berne le pavillon qui flotte
au-dessus de l'entrée principale.
Cette cérémonie, d'une simplicité
toute militaire, fut l'hommage le plus
poignant qui pût être décerné à ces
hommes morts au service d'une aviation pour laquelle ils avaient délibérément accepté de « vivre dangereusement ».
8 h. 12'
La vedette rapide du centre de La
Ninon amenait aux premières heures
de la matinée, à Roscanvel, le lieutenant de vaisseau Chassin, commandant
l'escadrille 2. S. 1., à laquelle nous
avons consacré une longue série d'articles : « Les navigateurs du ciel », voici
plusieurs mois.
Le lieutenant de vaisseau Chassin
venait procéder sur place à une enquête
qui pour lui, était particulièrement
pénible, car il avait apprécié à leur
valeur les hommes qui venaient de
mourir.
Certes, au cours de sa carrière, le
commandant de la 2. S. 1. avait eu
l'occasion de vivre des heures dramatiques. Mais, peut-être, n'avait-il jamais
encore été en présence d'un spectacle
aussi lamentable.
Au cours des investigations faites
parmi les débris de l'appareil, on découvrit enfin la montre du bord, celle
qui devait marquer l'instant fatal.
Le verre, qui avait été en partie
fondu, ne permettait pas de voir le
cadran, qu'il fallut faire sauter avec
la pointe d'un couteau.
On constata que la catastrophe s'était
produite très exactement à 8 h. 12.
Le lieutenant de vaisseau Chassin
procède ensuite à un examen minutieux
des flotteurs et des débris d'ailes de
l'appareil. Comme nous le disons plus
haut, toutes les phases du drame
étaient inscrites sur le sol et, pour un
aviateur aussi compétent que l'enquêteur, les déductions logiques s'imposaient à l'esprit.
Nous ne connaissons évidemment pas
ce qu'elles seront. Toutefois, il semble
que l'équipage du Goliath, étant
privé de toute visibilité, fut induit en
erreur par le brouillard.
Il est permis de penser qu'il crut un
instant être au-dessus de la mer et
pouvoir s'y poser.
En effet, le premier choc sur le sol
de la prairie ne fut pas excessif. L'appareil parut « glisser » sur l'herbe
plutôt que frapper la terre avec une
extrême violence.
Le Goliath possédait encore à l'instant du drame, une assez grande vitesse, normale en cas d'amérissage.
Il terminait à ce moment un virage
classique en pareil cas, étant donnée
la direction de la brise.
Tous les hommes qui se trouvaient à
bord de l'appareil étaient depuis longtemps éprouvés et avaient su montrer,
en plus d'un cas périlleux, leurs qualités manœuvrières.
Dans de pareils drames, il existe toujours d'étranges fatalités. L'enseigne
Poussineau était de ces hommes qui
s'imposent à l'attention de leurs chefs.
— C'était, me dit un de ses amis,
un « Français 100 % », courageux,
réfléchi, plein d'entrain, un camarade
comme on n'en rencontre souvent
qu'une fois dans sa vie.
« Un athlète complet. Champion international de hockey à 18 ans. Avec
ça, passionné de son métier. Six cents
heures de vol en deux ans.
« Poussineau était en outre doué d'une
rare présence d'esprit. Il est très probable que, croyant amérir dans des
conditions incertaines, il avait capelé
sa ceinture de sauvetage, car, lorsque le
matelot mécanicien Quémar et le matelot canonnier Bourhis le découvrirent,
hors de l'avion, cette ceinture, boucles
arrachées, se trouvait à proximité immédiate du corps. Le malheureux ne
succomba pas à des brûlures, mais à
de multiples fractures, comme s'il avait
tenté de sauter hors de la carlingue en
une minute désespérée. »
Quand on retira des décombres en
feu l'une des victimes, après une heure
d'efforts, on remarqua que sa montre
marchait encore...
L'un des membres de l'équipage avait
en poche une demande de permission...
À Karouba, près de Tunis, vers 1930,
le premier-maître Tromeur, sur un appareil d'un modèle identique, était sorti
indemne d'un accident du même ordre.
Son appareil avait pris feu. Seul, un
membre de son équipage succomba...

La 6e victime est le radio-télégraphiste Le Martret dont nous n'avons pas de photo.
Dernier départ...
Vers 10 heures, hier matin, le corps
du quartier-maître mécanicien Tocquer
fut transporté à Roscanvel, d'où la
vedette de l'aviation devait le ramener
à Brest.
La dernière des six victimes allait
retrouver ceux qui avaient partagé avec
elle un sort aussi tragique.
Il ne restait alors plus sur la lande
déserte et morne, semée de violettes,
qu'un pitoyable tas de ferrailles noircies.
Un peu de fumée emportée par le
vent renaissant...
P.-M. LANNOU.


Sources des photos
- Dépêche de Brest du 24 mars 1935
- Ouest-Éclair des 23, 24 et 26 mars 1935