roman de Florence TRYSTRAM
histoire de Mez Guen,
de - 500 millons d'années jusqu'aux années 80
Ce livre a paru en 1987 aux éditions Seghers dans la collection
Mémoire vive, sous le titre : Comme un rêve de pierre
Voici l’histoire d’une maison de pierres, et de la terre de pierres qui la porte : Mez Guen, à Rostudel. À l’extrémité du Cap de la Chèvre, à l’extrémité de la presqu’île de Crozon, à l’extrémité du monde. Mez Guen, le champ blanc, le champ des âmes mortes...
[Personne n’aurait osé s’y aventurer la nuit. Le curé de Saint-Hernot, lorsqu’il venait bénir les terres de Rostudel, évitait de passer devant celle-là. Les enfants n’y menaient pas paître les troupeaux après la récolte. Les femmes se signaient lorsqu’elles devaient le longer pour descendre à la grève.]
Les maisons ont une âme. La terre qui les accepte et la pierre dont elles sont faites ont une mémoire. Florence Trystram le sait et nous le prouve à travers cette fresque formidable qui raconte le Cap depuis la nuit des temps, de la jeune fille préhistorique précipitée de la falaise en sacrifice, jusqu’aux touristes des années 80.
[Je me suis, non sans résistance, laissé domestiquer par l’homme, qui a réduit l’espace où s’exerçait mon pouvoir. Il a brûlé ma lande et m’a éventrée du soc de sa charrue, il a arraché mes pierres pour en faire des murs, il m’a quadrillée en champs minuscules, il a volé mon eau par ses citernes et m’a déchirée par ses routes. Il a ri de mes tempêtes et a dédaigné mon vent.]
Sortie : 28 novembre 2020 - 256 pages - 15 x 21 cm - Prix : 19 €
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Lorsque l’horizon se dégagea et qu’un ciel clair apparut dans une déchirure des nuages, l’homme se redressa : il était là, entier, transi, poisseux de sel et d’eau mais bien vivant. Il avait tenu tête à la tempête et la tempête s’était calmée. Il se releva, et, mal assuré sur ses jambes ankylosées, fit quelques pas sur le bord de la falaise. Il ne pleuvait plus, et très loin, là-bas, sur la ligne d’horizon, la mer étincelait sous un ciel dégagé. Il eut envie de faire un feu pour se réchauffer, et rendre éclatante sa victoire sur les nuages qui achevaient de s’effilocher au-dessus de sa tête. Tournant le dos à la mer, il parcourut la lande du regard. Mais l’éclaircie n’avait touché que l’horizon et je boudais encore, grise et brune, miroitante d’eau. L’homme hocha la tête : il ne trouverait pas une seule brindille sèche.
Prudemment, il entreprit alors d’explorer ce bout de terre dont il commençait à comprendre, ayant subi lui-même la tempête, pourquoi elle n’offrait que cette étendue pelée et rase où les maigres buissons avaient peine à survivre. Ramassé dans un creux et tremblant encore sous la brise, un amas d’écume l’attira. Il prit dans sa main un peu de cette mousse si légère, presque tiède, qui frissonna un instant avant de s’envoler, emportée par un souffle. Il en cueillit un flocon avec sa langue et eut le sentiment que l’essence même de la mer le pénétrait, le sel, l’iode, un parfum puissant et fort, trop puissant et trop fort : il cracha brusquement et se rinça la bouche à l’eau glacée d’un ruisseau qui sinuait entre les touffes de fougères. Poursuivi par un vol de mouettes qui l’observaient de haut en criaillant, il décrivit une large boucle, peu à peu rassuré par la transparence lumineuse de l’air, et le calme de la lande où la vie s’était remise à bruire, au ras du sol, indifférente plus qu’agressive.
Lorsqu’il revint à la falaise, il pensait que son seul courage avait vaincu les éléments, qu’il lui avait suffi de paraître, de hurler dans le vent des imprécations que la tempête m’avait empêché d’entendre, de tenir tête sans faiblir pour que tout rentre dans l’ordre et que le soleil, depuis si longtemps absent, réapparaisse. Mais aussitôt qu’il fut face à l’océan, son sourire s’effaça : là-bas, à l’horizon, là où il avait cru voir renaître le beau temps, une masse grise et menaçante barrait à nouveau le ciel, fonçant vers la terre et vers lui, première sentinelle, de toute la vitesse d’un vent qui avait repris force. Il fallait donc plus que sa seule présence pour apaiser les éléments, et sa tribu grelottant sous un mauvais abri allait continuer à voir la terre autour d’elle se transformer en eau, l’obligeant à remonter toujours plus haut sur les pentes ruisselantes des anciens sommets usés par les millénaires.
Découragé, l’homme fit demi-tour, et, d’un pas cette fois rapide, il traversa la lande sans se soucier d’éventuels dangers. Il disparut dans les bois.
Je crus que, maudite et haïe par l’homme, contraint par le déluge à se réfugier loin à l’intérieur des terres, je ne serais plus avant longtemps honorée de sa présence. Ses deux visites furtives n’avaient pu que le convaincre de ma nature sauvage, inaccessible et pour eux sans doute inutile, sinon nocive. Je resterai à jamais lande austère dont il n’y avait rien à tirer, même pas du bois sec pour le feu, falaise grandiose qui ne servait pas d’obstacle au vent, vagues furieuses où il était impensable de chercher quelque pitance. Il me restait à retrouver mon orgueilleuse solitude, défi de la terre à la mer.
Pourtant, contre toute raison, il revint, le même homme, celui qui avait en vain affronté les éléments. Il revint bientôt, et il ne revint pas seul. Après la trop brève éclaircie qui avait suivi le fort de la tempête, le mauvais temps s’était à nouveau installé, avec une pluie battante que le sol n’absorbait plus. Les hommes devaient la conjurer, ou ils n’y survivraient pas. Et c’est moi qu’ils choisirent. L’homme était revenu, suivi d’une frêle silhouette. Une toute jeune fille, presque encore une enfant, gracile et timide, dont les longues jambes maigres avaient peine à suivre le pas rapide de son guide.
Lorsqu’ils débouchèrent du bois, il pleuvait toujours, une pluie lourde et lancinante qu’aucun vent n’inclinait et qui bouchait la vue, fermant le paysage d’un rideau épais. La jeune fille ne vit pas ce lieu maléfique et peu accueillant où la conduisait l’homme. Sans hésiter, elle le suivait en trottinant, les yeux fixés sur ses talons pour mettre ses pas dans les siens. Lorsqu’elle perçut le bruit confus de la mer, elle s’arrêta pourtant, une ombre d’inquiétude plissant son visage. Mais son guide lui donna un ordre, bref et rassurant à la fois, en ne se retournant même pas vers elle, et elle reprit sa marche, confiante.
Du bord de la falaise, elle ne vit rien de l’immensité de l’océan, elle aperçut à peine l’à-pic vertigineux s’éboulant dans un chaos de rocs où s’écrasaient des vagues molles. Saisie pourtant par l’étrangeté du lieu, elle chercha la main de l’homme pour y glisser la sienne. Mais il la repoussa avec un grognement. Le jour s’achevait, minable et triste, et il scrutait la brume, espérant qu’une déchirure, si mince soit- elle, lui permettrait de deviner le moment où le soleil quitterait la terre pour s’enfoncer dans son royaume d’ombre. Mais il n’y eut pas d’éclaircie. La brume se fit seulement plus opaque encore.
L’homme se mit à genoux, les bras écartés, face à l’océan, et psalmodia de longues incantations, tandis qu’à côté de lui, ne comprenant pas les paroles magiques, la jeune fille, frissonnant dans l’humidité, se recroquevillait sur elle-même, et se laissait envahir par la sauvagerie de ce bout du monde soulignée par le rythme des phrases jetées par son compagnon à la face du ciel.
Lorsque l’homme crut s’être fait comprendre, il posa le front au sol, se courbant dans un geste d’humilité. Seul retentissait le fracas des vagues et une onde d’angoisse fit frémir le dos de l’enfant. L’homme se releva et s’approcha d’elle. Les yeux agrandis d’une terreur soudaine, elle recula. Il n’était ni menaçant ni violent, seulement déterminé, et cette détermination suffit à éveiller en elle la panique. Son dos heurta un surplomb de la falaise. Elle comprit qu’elle ne pourrait échapper. Alors, renonçant à toute velléité de résistance, hypnotisée, conquise, elle s’abandonna.
L’homme la prit, presque tendrement, dans ses bras, l’un passé sous ses jambes maigres, l’autre sous les épaules. Il semblait que la mer s’était tue, et un silence pesant et immobile s’abattit sur la lande. Attentive à l’acte de grandiose horreur qui allait s’accomplir, me liant définitivement à l’homme, je retins mon souffle, fermai mes abords aux jeux du vent, clouai à terre les oiseaux. Rien ne bougeait : rien ne devait distraire l’attention du monde. Les trois pas que fit l’homme, qui portait sans trembler son précieux fardeau, je les ressentis jusqu’à mon cœur de pierre, ils résonnèrent dans la moindre tige de mes herbes, mon sol tout entier en vibra.
Lorsqu’il fut juste au bord de la vertigineuse falaise, l’homme resta un bref instant immobile, murmurant — pour lui ? pour elle ? pour moi ? pour les forces qu’il tentait de conjurer ? — ce qui ressemblait à une prière. Il ouvrit les bras. Et recula aussitôt, repoussé par le cri de terreur qui ne dura qu’un bref instant avant de s’arrêter net. Tournant le dos, l’homme s’enfuit en courant vers la protection du bois, sans regarder si son sacrifice avait été accepté.
Il ne sut jamais que je n’avais pas voulu le démembrement de ce corps pur d’enfant sur les arêtes de mes rocs. Je le reçus dans une mare large et profonde où il s’enfonça, les minces filets de sang qui coulaient des lèvres, des oreilles et du nez rosissant à peine l’eau sombre. Je l’enfouis, ce corps léger qui m’avait été offert, dans un lit d’algues vertes et brunes qui l’enlacèrent, le blottirent dans une anfractuosité où il demeura à jamais immobile. Les courants ne me l’arracheraient pas, ne l’emporteraient pas au loin, cadavre inutile et vainement sacrifié. Il était mien, et j’en ferai ma substance, blanchissant et polissant ses os pour mieux les mêler à mes galets et à mes sables.
Lorsque l’homme revint, le lendemain, après une nuit passée à trembler sous un ciel obscur où la lune même avait disparu, il ne vit rien sur le roc qui s’étalait au pied de la falaise, brisant les vagues d’une mer calme. Les forces mystérieuses qu’il avait voulu amadouer avaient accepté son don et le soleil, radieux, se levait dans son dos, dessinant sur la mer l’ombre grandie de sa mince silhouette. Il resta longtemps immobile, apaisé et souriant, avant de repartir vers les siens.
Je ne gardai pas les autres corps qui me furent jetés en pâture pour apaiser les courroux de la mer et du ciel. Je laissai les marées les recouvrir et les emporter au large. Dans un rituel de plus en plus élaboré, les hommes revenaient régulièrement et leur acte d’offrande me marquait d’un sceau tragique. En dehors des jours désignés par leurs prêtres, qui aurait osé, et pour quoi faire, venir me visiter ? Et pourtant, en même temps qu’ils me teignaient de couleurs divines, les hommes, menant en des passages brefs et réguliers leurs cadeaux vivants aux éléments, se familiarisèrent avec moi et apprirent à me connaître.
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